En route pour le numérique européen

Geneviève Bouché pour l’Affdu, dans sa publication « Cultures numériques » - août 2019

 

Dans la continuité des initiatives de l’époque gaullienne, les Français s’étaient créé une opportunité stratégique en se lançant dans la télématique est les technologies associées. Elle a beaucoup appris sur le plan technique et éthique. Elle a été entravée dans son élan technologique et entrepreneurial.

À présent, une fenêtre d’opportunité s’ouvre à nouveau au niveau Européen et sans doute en lien avec l’Afrique francophone.

 

L’informatique : un hasard pour moi, mais pas pour l’Homme

« Ça y est, j’ai le baccalauréat ! ». Ma mère est consternée, elle voyait les choses autrement : le plus simple aurait été un échec, une école de dactylographie, puis un mariage et des enfants.

« Mais, que veux-tu faire avec ce bac ? ». Journaliste, biologiste, ingénieur, architecte… Mes souhaits n’entrent pas dans sa vision. Ma mère veut une formation rapide. Le ton monte. Elle décide de s’occuper elle-même de m’inscrire quelque part, c’est elle qui a le chéquier… C’est ainsi que je me retrouve dans un IUT d’informatique, celui de l’avenue de Versailles à Paris. Elle ne sait ce que c’est que l’informatique, elle sait seulement qu’au bout de 2 ans il y a un diplôme.

Nous sommes en 1972. J’intègre la seconde promotion de cet IUT. En guise d’ordinateur, nous avons une machine à cartes perforées de Général Électrique (GE55), prêtée par l’armée avec un colonel qui veille à son bon usage. Nous avons aussi une petite facturière Programa 101 d’Olivetti. Les professeurs ne sont pas des informaticiens. Ils nous lisent des polycopiés. Bref : un désastre. J’attends avec impatience le printemps pour aller m’inscrire dans une vraie université.

Mais voilà que le constructeur d’ordinateur anglais ICL nous installe un vrai ordinateur avec des bandes magnétiques dans une salle climatisée ! Hélas, l’ordinateur ne fonctionne pas du tout et il n’y a pas de contrat de maintenance. Alors, je me joins à un petit groupe d’étudiants qui décide de le faire fonctionner coûte que coûte. Nous devenons, sans le savoir, des hackers : nous « déconstruisons » le système pour comprendre comment il fonctionne et comment il devrait fonctionner pour, ensuite, le faire fonctionner comme nous le souhaitons.

Je suis fascinée : avec ce type de machine, nous pouvons changer le monde avec ! L’Homme n’a pas construit de telles machines pour s’amuser, mais pour rendre le monde pire ou meilleur, et ce sera à ma génération et aux suivantes pour en décider. Fini l’idée de changer d’orientation. Au contraire, je veux finir avec un bon rang de manière à pouvoir aller plus loin en poursuivant mes études dans une faculté de bon niveau.

J’atterris à Dauphine, mais je m’y ennuie un peu tant nous avons travaillés dur à l’IUT. Ma mère ne finance pas mes études, alors je travaille en parallèle. Je n’ai donc pas trop le temps de suivre les cours, d’autant que je veux profiter de ma présence à Dauphine pour m’intéresser à l’économie. Je négocie des missions dans le laboratoire d’informatique qui, en contrepartie, me donnent des équivalences. Théorie le soir, pratique en journée : la formule idéale pour approfondir une discipline telle que l’informatique et les télécoms. Plus j’avance, plus je mesure le potentiel de basculement sociétal que nous allons vivre.

En tant qu’étudiante, je ne fais que des missions courtes. L’idéal pour me confier des missions douteuses, comme par exemple le trafic comptable des stocks. Je refuse, mais je retiens que ces machines ne font que rendre l’homme plus puissant, dans sa bonté comme dans sa bêtise.

 

L’informatique, à cette époque, a pour synonyme « IBM ». Je suis intriguée par le comportement de cette compagnie. Elle surveille tout : les gens qui font fonctionner ses machines et les données qu’elles moulinent. Les clients sont dociles, les informaticiens aussi. Les uns acceptent des tarifs astronomiques au motif qu’il y va de leur compétitivité et les autres recherchent des jobs bien rémunérés sans trop se poser de questions.

Un jour, je tombe sur un document « secret » qui donne des consignes aux recruteurs pour le compte d’IBM. On y explique que les commerciaux désirés sont ceux qui sont sortis des grandes écoles de commerce ou d’ingénieurs dans un classement moyen, mais amis des meilleurs de leur promotion, c’est-à-dire ceux qui vont diriger les entreprises. Ces « médiocres +++ », sont embauchés et traités avec beaucoup d’égard. Ils brillent auprès de leurs amis qui rament à diriger des entreprises. Ils les séduisent et sont entraînés pour le faire. Ce modèle est reproduit dans une autre variante dans les « big five », c’est-à-dire les grands cabinets de conseil américains qui interviennent dans les entreprises françaises. Les recrues sont notamment issues de Dauphine. Elles travaillent énormément pour les « partners » au point d’être embauchées par leurs clients. Elles deviennent alors les ambassadeurs de leur ancien cabinet de conseil… En prenant conscience de cette réalité visible, je crois relire mes versions latines, celles où il était expliqué comment Rome a tenu de main de fer son empire sans abuser de la force.

L’informatique pour le pire et le meilleur

Puis vient le temps de faire un DEA. Je rejoins le laboratoire du sociologue Max Pagès qui travaille sur une question fascinante : « les hommes étaient dans les champs. Nous avons industrialisé leur travail avec des machines et de la chimie, afin qu’ils aillent dans les usines. Mais nous allons les remplacer par des machines intelligentes. Alors, ils iront dans les bureaux. Mais ils n’y resteront pas, chassés par les ordinateurs. Alors, où allons-nous les mettre ? ».

Les optimistes disent que la question est sans objet puisque l’expérience montre que le progrès a finalement créé toujours plus d’emplois qu’il n’en a détruits, ce que confirment les chiffres, mais là, je n’y crois pas. Les machines permettent de créer des biens et des services en plus grande quantité et de meilleure qualité. Les entreprises qui s’équipent sont plus compétitives. Elles sont capables de vendre de plus grandes quantités, plus vite, de meilleure qualité et moins cher. Elles tuent leurs concurrents. Elles créent donc des emplois aux dépens de leurs concurrents, mais sur le long terme, leur croissance stagne lorsque le marché arrive à saturation. Au final, il y a une destruction inévitable de l’emploi et une baisse du PIB puisque les prix baissent. La chute du PIB conjuguée à la chute de l’emploi, si nous ne l’anticipons pas, va faire exploser notre système social : moins de ressources pour l’État entraînent moins de capacité redistributive.

Lorsque tout le monde a assez de chaussures dans son placard, les progrès qui permettent de fabriquer toujours plus de chaussures à moindre coût fini par détruire de l’emploi, sans pour autant continuer à faire croître le PIB puisque, mécaniquement, les prix baissent et les quantités stagnent. Compter sur l’inflation pour faire croître le PIB est une stratégie hasardeuse. La logique du toujours va donc atteindre ses limites. Il va falloir repenser le système du néolibéralisme cher à mon université. Elle ne semble pas intéressée à se lancer dans l’aventure. Nous sommes en 1975. Notre laboratoire a prévu cette réalité pour 2035. C’est déjà un peu court pour lancer les travaux… Avec ou sans Dauphine, ce sujet ne me quittera plus.

Je me rends compte que ma culture d’hacker informatique constitue un atout dans ces cercles de réflexion encore très cartésiens et peu habitués à raisonner en mode dynamique. Or, avec l’informatique, tout va bouger très vite. Anticiper l’avenir nécessite une bonne maîtrise de la systémique et de la géométrie dans l’espace.

Mon idée est que ce n’est pas l’informatique qui va changer nos vies, c’est parce que nous voulons nous libérer des tâches dégradantes, ennuyeuses, fastidieuses ou hypercomplexes que nous allons de l’avant avec cette technologie. La question est donc bien de savoir ce que nous allons faire du temps ainsi libéré. Nous allons découvrir de nouvelles formes d’abondance, encore inexplorées, dans l’immatériel… Rêves et mystères : tout reste à inventer, car l’activité humaine est encore fortement marquée par le matériel : la consommation et la prédation.

La télématique, chemin de traverse de l’informatique française

Le temps passe vite : je dois choisir le sujet de ma thèse et le directeur de thèse qui va avec. J’ai l’opportunité de rejoindre l’équipe de Charles Salzmann qui nous initie à la futurologie cybernéticienne telle qu’elle est pratiquée dans les équipes qui ont entouré le Général de Gaule. C’est dans ce cadre que j’acquiers la vision d’un « homme d’Etat » et leurs méthodes de travail. La futurologie cybernéticienne date du début de 20ème siècle. Elle consiste à déconstruire une problématique pour comprendre les composantes et leurs dynamiques respectives au cours du temps. En rapprochant ces constats des changements des évolutions probables (technologiques, géopolitiques…), il est possible de dessiner un avenir probable à long terme (plus de 30 ans).

Idéal pour mon projet car je veux réfléchir aux bouleversements induits par l’informatique. Voyons grand ! Nous nous mettons à 4 pour attaquer une thèse intitulée « Incidence de l’introduction de l’informatique dans la vie sociale, économique et juridique ». Dans cette équipe il y a une juriste de la Sorbonne, un « épicier » d’HEC, un ingénieur de Central Paris et une autochtone, moi, car cette thèse va être soutenue à Dauphine. Nous avons chacun un directeur de thèse distinct, tous aussi enthousiastes que nous. L’administration ne l’est pas : pour le moment, il n’est pas possible de coproduire une thèse. Le titre est attribué à une personne, pas à une équipe, même si le sujet ne peut être traité qu’en croisant des expertises différentes. Un peu de ruse administrative permet de résoudre cette notion de coproduction, pourtant indispensable pour aborder des sujets complexes.

Par l’intermédiaire d’un de mes oncles, je suis mise en relation avec le prestigieux inspecteur des finances Simon Nora qui prépare son fameux rapport « informatique et liberté » (Nora – Minc). Ces travaux s’inscrivent dans la prolongation des nôtres puisqu’il réfléchit aux aspects industriels et aux précautions géostratégiques et sociaux économiques.

Je rencontre Monsieur Nora lors de petits-déjeuners. Un matin, il arrive fort en retard. Il a la tête à l’envers et s’excuse en disant : « désolé, j’ai passé une très mauvaise nuit parce qu’Alain Minc a eu une idée : il a créé le mot « télématique », quel concept mettriez-vous derrière ce mot ? ». La réponse me semble évidente : « la vie du futur où les hommes sont connectés entre eux et aux informations dont ils ont besoin ».

La « télématique » est en fait une ruse industrielle. Officiellement, il s’agit de prolonger l’effort de rattrapage technologique de la France en matière de télécommunication. Jusqu’à la dernière guerre, les télécommunications en France étaient gérées par des hauts fonctionnaires au même titre que l’ensemble des infrastructures et des services publics, autrement dit : bien, mais sans souci excessif d’excellence. Pendant la dernière guerre mondiale, les Français ont palpé l’importance de maîtriser leurs infrastructures et même d’être en pointe technologiquement. Comme pour l’électricité en son temps, la France se ressaisit. Elle décide même de transformer cette activité en pôle d’excellence, notamment en créant les autocommutateurs spatio-temporels, les nœuds de réseaux de transmissions de données, les liaisons ADSL… Mais, dans le cadre du plan Marshall, la France n’est pas censée développer une industrie de l’informatique alors qu’elle en possède une. Alors, sa stratégie consiste à prolonger ses acquis en matière de téléphonie, en allant vers l’accès aux données pour les entreprises et, nouveauté : pour le grand public aussi.

Ainsi, la France fait des télécoms après avoir été rabrouée à cause de son « plan calcul ». Avec un projet aussi ambitieux, un savoir-faire précieux va se développer sur notre territoire, car tout laisse à penser qu’il s’agit d’un développement d’avenir pour l’ensemble de l’humanité : relier les Hommes par leurs données de manière à les rendre efficaces dans leurs prises de décision et dans leur créativité.

Données et transparence : ouverture des débats

Toutes fois, une question anime nos débats : celui des données personnelles. Dans un premier temps, je ne vois pas trop le problème : au lieu de fouiller les poubelles de leurs « cibles », les enquêteurs pourront fouiller leurs données. Cela ira plus vite et coûtera moins cher. Il faudra néanmoins réduire les tentations de flicage en précisant les conditions particulières dans lesquelles ces fouilles peuvent avoir lieu.

En allant plus loin dans le raisonnement, il me semble que, puisque mon corps ne m’appartient pas, les données qu’il sécrète durant mon existence ne m’appartiennent pas non plus. Cette idée en apparence obscure a une réalité biologique et philosophique profonde : elle rappelle que l’Homme ne peut pas vivre isolément. Il doit faire corps avec au moins une communauté et il doit être géré comme étant un membre de la communauté. Ses données sont donc nécessaires à la communauté.

Mais pour les hommes nettement plus expérimentés qui m’entourent, la question n’est pas si simple. C’est Bernard Tricot, au conseil d’État, qui tranche avec une phrase qui me semble mystérieuse : « il faut que chacun ait droit à sa part de secret ». Nous sommes en France et les traumatismes de la dernière guerre sont encore dans les esprits. La résistance n’aurait pas été possible si les registres des mairies et des églises avaient été parfaitement limpides. À cette époque, les Français naissaient à la mairie et mouraient à l’église, ou l’inverse, ou comme ils voulaient… Sans cette approximation, la résistance française n’aurait pas eu la puissance qui lui a permis de se former, de s’organiser puis, finalement, de changer le cours de l’Histoire européenne après que le général de Gaule lui a demandé de jouer son rôle pour sauver du désastre le démarrage effarant du débarquement. C’est en raison de cette épisode que l’Europe n’est pas une « conquête américaine », mais un « protectorat ».

La technologie ne rend pas l’homme meilleur. Elle lui permet d’amplifier ses actions. L’homme, comme l’ensemble des êtres vivants, évolue en monde flou. Il évolue en permanence en mode essai / erreur. Comment va-t-il s’accommoder de la limpidité et de la célérité promise par les ordinateurs ? Si nous n’y prenons garde, nous allons fabriquer un monde impatient et pinailleur. C’est par ce biais-là que je comprends le choix de prudence qui est fait. Pour en savoir plus, il faut expérimenter.

Une industrie d’ingénieurs, au service de la nation

À la demande du CEA, je pars un an en mer pour informatiser un bateau de course, le « Club Méditerranéen », destiné à la transat en solitaire de 1976. Le skipper est le navigateur Alain Colas.

En réalité, il s’agit d’un cargo à voile expérimental. Le gouvernement sait que la mondialisation va nécessiter beaucoup de transport maritime. Les cargos fonctionnent au pétrole. Pour garder notre autonomie sur les mers, il semble important de s’affranchir le plus possible de cette énergie. C’est dans ce cadre expérimental que la France se lance dans la démonstration du mariage entre le numérique et les économies de ressources humaines et fossiles.

Ce bateau est un laboratoire flottant où collabore toute la capacité d’innovation de la France. La France est un pays d’ingénieurs. Ils y sont traités comme étant LES créateurs de richesses. Nous avons carte blanche, sans que personne ne nous parle de business plan ni de « plan de brûlage[2] ». Les décisions sont nettement plus éclairées par la chose publique que par la finance. Les ingénieurs de tous corps s’en donnent à cœur joie. Le résultat est au rendez-vous, même si le bateau fini second, suite à une avarie toute bête… Néanmoins, le projet s’arrête là. Seul Alain Colas se trouve ennuyé par des problèmes financiers… Mais j’espère être invitée en 2026 au baptême du premier cargo à voile Français et que nous aurons une pensée respectueuse à son égard.

Je rentre à Paris et me recentre sur ma thèse. Le laboratoire a fermé, mais l’université accepte de faire revenir les professeurs pour que je soutienne cette thèse. Le laboratoire a fermé au motif que nous ne sommes pas dans une économie planifiée et que par conséquent, la France n’a pas besoin de futurologues cybernéticiens. Cette explication est insultante dans sa formulation car la futurologie cybernéticienne n’est pas un outil de planification, mais un outil d’anticipation stratégique.

La réalité est qu’au titre du plan Marshal, les USA ont mis en place tout un ensemble de structures, privées et publiques, ayant pour finalité de piloter le « monde libre », c’est-à-dire inscrit dans la pensée néolibérale. Ce sont à travers ces dispositifs que le monde libre va recevoir les orientations stratégiques qui vont conduire, dit-on, au triomphe du libéralisme, tel qu’il m’a été enseigné à Dauphine.

Le projet télématique n’est pas encore en route. J’en profite pour aller vivre des expériences professionnelles dans l’industrie et dans les médias. J’y découvre une société hiérarchique et percluse de règles sans avenir à mes yeux à propos des femmes, des syndicats ou encore des diplômes. Les trente glorieuses sont terminées. Le consumérisme s’installe, absurde comme l’avait annoncé Bernanos et bien d’autres. Il faut être américain pour y croire. Nous autres, natifs de la veille Europe, nous sommes tous plus ou moins paysans, soucieux de la nature qui nous nourrit, rétifs au crédit et à la surconsommation. Nous sommes agacés par les « bonne pratiques » survendues par les Américains, comme si nous n’étions pas capables de penser par nous-même et que nos pratiques étaient inadaptées…

Dans toutes les entreprises où je passe, je croise des cabinets américains qui nous expliquent comment vendre, gérer, produire… Certes, nous n’avons pas la même histoire. Nous n’avons pas connu le sort réservé aux migrants européens qui arrivaient aux Amériques dans des bateaux devenus impropres à la marine marchande. Affamés, traumatisés et sans billet de retour, ils étaient dans un état de soumission totale… Et que dire des Africains, qui, certes bénéficiaient des services de la marine marchande, mais arrivaient vendus et profondément trahis par leurs semblables. Est-il possible et souhaitable de mixer leur culture, qui n’a pas encore montré sa solidité, avec celle de la veille Europe à la recherche d’un nouveau souffle après avoir été le théâtre de l’absurdité de la dernière guerre mondiale ?

L’Abel Gance de la télématique

Enfin, le projet de télématique démarre. Il s’appelle Télétel. Nous allons tout inventer, non pas parce que nous sommes géniaux, mais parce que nous sommes les premiers ! C’est ce que disait Abel Gance quand on vantait devant lui ses apports vis-à-vis du cinéma.

Je postule pour faire partie de l’aventure. Je me retrouve à France Télécoms, devenu Orange depuis sa privatisation. À l’époque, France Télécoms est le ministère de tutelle de l’industrie de ce que nous allons appeler le « numérique ». Je m’occupe des « projets spéciaux ». Le premier challenge consiste à construire le nœud de réseau de Télétel. Nous avons des délais très petits pour relever ce défi. En effet, tout doit être bouclé avant les prochaines élections présidentielles de Mai 1981.

La France avait pris du retard lors de l’avènement de l’électricité. Elle s’était ressaisie, puis avait pavoisé en organisant des expositions universelles. Avec ses somptueux réverbères, elle avait reçu le beau surnom de « ville lumière ». Avec son réseau Télétel, elle entend rejouer l’émerveillement international. L’aboutissement du projet devient une affaire d’État.

Pourtant, il commence mal. Je découvre que rien d’opérationnel n’est en place : la difficulté de trouver un chef de projet prêt à se faire couper la tête aurait retardé la chose… Mais il y a plus grave : l’équipe n’est pas constituée. Nous recrutons 5 ingénieurs. Voilà qu’un matin, ma hiérarchie m’annonce que les Américains nous font un cadeau : « étant donné que nous ne connaissons pas grand-chose en matière de transmission de données, nous allons être épaulés par un ingénieur tout spécialement détaché d’une société américaine ». Je ne comprends pas : si j’ai postulé et si j’ai été choisie, c’est parce que je me sens capable de mener à bien ce projet. J’ai confiance dans l’enseignement de mon université et des travaux opérationnels que j’ai menés depuis… Je regagne mon bureau où je suis effectivement accueillie par un superbe coy boy déjà sur place !

Hélas, son savoir-faire, s’il existe, ne va pas me servir : sa mission réelle consiste à distraire l’équipe et si possible la démotiver au motif que l’architecture réseau retenue par les Français est sans avenir au regard des choix américains. Or, ces choix ne présentent pas les mêmes avantages. Celui fait par la France correspond à l’esprit français. En France, les télécoms sont perçues comme des infrastructures financées par les deniers publics, donnant lieu à une facturation à la consommation pour les utilisateurs. Le modèle économique est fondamentalement régalien : au service du citoyen. Les Américains ont une autre ambition, plus guerrière : à la conquête du monde. Ils veulent créer un réseau d’influence pour propager leur vision du monde et plus concrètement leurs produits. Ils entendent utiliser les réseaux publics, dont ils vont encourager la privatisation pour y injecter la puissance, en termes de bande passante et de soumission financières, dont ils vont avoir progressivement besoin, sans avoir à mettre la pression sur les états. Pour le moment, la France tient à sa souveraineté en matière de transmission de données. Elle a sa vision du monde et ne ressent pas le besoin de se faire standardiser. La barrière des normes va-t-elle être efficace ?…

 

Le bel américain ralenti les travaux. Je mets en jeu ma présence contre son départ. À la fureur générale. J’obtiens son départ, sans doute au péril de ma carrière. Sa carrière a sans doute été gravement impactée si j’en juge par la colère gigantesque qu’il a faite devant moi.

Il n’en reste pas moins vrai que l’accouchement du projet est un réel exploit : de nombreuses innovations conduisant à une complexité inouïe. Parmi les entraves, il y a la résistance du fournisseur américain de matériel, Intel, qui nous livre au compte goûte les machines et les puces dont nous avons besoin.

Enfin, le challenge est tenu. Le président Giscard d’Estaing, puis François Mitterrand (2 inaugurations consécutives) montre à leurs homologues et à la presse internationale tout ce que nous savons faire. La récompense : nous gagnons le droit de faire un réseau Télétel national et nous disposons de gros moyens… mais au prix de nombreux burn out et même de suicides.

Pour toutes ces victimes, nous nous sentons obligés de poursuivre l’œuvre qui nous a tenus en haleine durant 2 ans.

 

Changement d’échelle

La messagerie qui existait durant la période de test est supprimée, bien que ce soit elle qui ait rencontré le plus grand succès. Deux arguments : ne pas entraver le rôle de La Poste et ne pas se laisser déborder par une communication trop facile et trop irresponsable. La violence potentielle de la communication numérique a déjà montré son potentiel. Envoyer un message à quelqu’un est tellement facile et impersonnel qu’il est possible de se laisser aller avec des mots qui dépassent la bienséance où devenir compulsif. Tout ceci nécessite de l’apprentissage. Pour l’heure, nous cherchons les services en ligne qui rendent nos entreprises et nos citoyens efficaces.

Les banques sont courtisées pour entrer dans l’aventure, mais rapidement les employés dans les agences regardent le minitel d’un mauvais œil : il va manger leur emploi et leur relation client ! Quant aux informaticiens, ils voient la connexion minitel comme une porte ouverte aux attaques malveillantes.

Raccorder des ordinateurs au réseau Télétel nécessite de créer des logiciels sur les ordinateurs eux-mêmes et sur leurs « frontaux », c’est-à-dire les machines qui se situent entre les réseaux et les ordinateurs. Nous relevons le défi. Nous concevons et réalisons ces logiciels en utilisant les ordinateurs IBM de l’UNESCO. Nos bureaux sont installés au sous-sol. Sur la porte il est étrangement écrit « ONG » ! Personne ne nous demande quelle est la cause que nous défendons. Tout se passe pour le mieux.

La suite de l’histoire sera américaine

Mais un jour, surprise chez notre « client » Le Particulier : plus rien ne fonctionne sans que nous ayons touché à quoique ce soit. IBM, après nous avoir fait passablement tourner en rond, fini par nous rappeler que la plupart des services en ligne dédiés au minitel fonctionnent sur des ordinateurs américains. En conséquence, si nous voulons les faire fonctionner, il va falloir se plier aux conditions imposées par leurs constructeurs américains. Ceci aboutit à un accord qui fait que la moitié de mon équipe part aux USA avec nos logiciels. La France s’interdit de vendre elle-même des minitels et tout ce qui va avec en dehors de son territoire.

L’âge zéro des réseaux sociaux

Nous ne nous décourageons pas : nous poursuivons notre idée de « monde meilleur grâce aux technologies de l’information ». Tout le savoir-faire que nous allons accumuler sera forcément porté à notre crédit à court et à long terme. Nous explorons toutes les possibilités de ce média qui prend tous les jours un peu plus vie. Et quelle vie !

Soudain, les statistiques de trafic sur le réseau montrent une suractivité dans l’Est de la France. Cela provient d’un service en ligne : 3615 Greta. La première messagerie rose, vient d’ouvrir ses portes. Nous décisions de ne pas bloquer son développement, mais nous l’encadrons. En d’autres termes, nous n’allons pas nous priver de la source de profit et surtout d’expertise nouvelle promise par cette forme de service, mais nous veillons à ce que cela ne déborde pas. Pour canaliser les échanges, nous utilisons des péripatéticiennes à la retraite, puis nous leur créons des catalogues de messages et nous automatisons la gestion de ces messages. C’est par ce biais que nous commençons à développer ce que nous appelons aujourd’hui les « chatbot ». Nous nous intéressons également à la manière dont se nouent les relations. Nous pénétrons dans ce qui va devenir le vaste monde des réseaux sociaux. Nous explorons les mécanismes relationnels en nous appuyant sur les nombreux ouvrages qui travaillent sur les processus d’influence. Ceci devient progressivement un champs d’exploration dans d’autres domaines : professionnel et associatif.

Crypto monnaie premier pas vers une autre idée des échanges

Le commerce en ligne que nous imaginons porte essentiellement sur la vente de services : accès à des bases de données, billetteries, gestions d’abonnements… Et bourses et banques en ligne. Nous avons alors besoin de moyens de paiement fiables. C’est ainsi que nous jetons les bases des cryptomonnaies en nous appuyant sur la carte à puce de Rolland Moreno mais aussi sur les travaux de plusieurs équipes de mathématiciens spécialisés dans la cryptographie.

Ces projets, menés avec le constructeur d’ordinateurs français Bull sont pénibles. En particulier, je suis choquée par la manière dont cette société traite son héros. Les Américains personnifient les innovations pour pouvoir raconter de belles histoires autour et obtenir de l’adhésion. Nous faisons tout le contraire ou du moins nous laissons faire ceux qui dénigrent nos « héros ». Tout le monde connaît Bill Gate ou Marc Zuckerberg mais qui connaît Roland Moreno alors que nos cartes bancaires portent une de ses puces. Une nation se forge autour des héros de son époque, pas avec les héros des autres.

De nombreuses tentatives sont faites pour connecter un minitel, ou un ordinateur personnel, à une carte à puce. Malgré les succès, ces projets sont mis sur une voie de garage, ce qui m’inquiète. Néanmoins, nous regardons ce que nous pouvons faire avec une carte à puce : un porte-monnaie, un dossier étudiant, un carnet de santé… Tous ces projets sont prometteurs et les essais sont concluants, mais également, aucun ne passent le cap de l’essai.

Le carnet de santé est emblématique : cette technologie dérange. Le problème des données personnelles n’est pas la cause : l’administration française n’a jamais trahi ouvertement ses concitoyens en vendant ce type de données à des assureurs ou à d’autres acteurs intéressés par l’état de santé de leurs clients ou de leurs collaborateurs, ou de leurs élus… Le cœur du problème réside dans le fait que la Sécurité sociale est gérée par un organisme paritaire confié aux syndicats de travailleurs, ce qui constitue une part non négligeable de leurs revenus. Le nombre gigantesque de feuilles de maladies qui sont traitées chaque jour à la main donne un emploi à un personnel peu qualifié et abondant sur notre territoire. L’agriculture et les usines se mécanisent chaque jour un peu plus, laissant sur le carreau social ce type de travailleurs. Effectivement, l’état ne peut pas vider tous les foyers d’emplois en même temps… Mais est-ce raisonnable de réfléchir ainsi : la santé doit profiter du progrès, pas à son refus ! Les personnes qui classent des papiers seraient plus heureuses de se rendre utiles auprès des personnes en souffrance… L’ambition donne des ailes, la stagnation plombe les bonnes idées. Sur le long terme, ce type de politique devient mortifère.

Monnaies d’hier et de demain

Le sujet qui me fascine le plus est le porte-monnaie électronique. Nous faisons des enquêtes d’acceptabilité. La population y est majoritairement favorable. Ce sont les banques qui ne le sont pas. Pourtant, l’avenir de l’évolution de l’économie va se jouer de ce côté-ci. Nous allons aller inexorablement vers une fluidification des échanges. Sans doute allons-nous aller vers de la diversification monétaire pour tenir compte des nombreuses formes d’échanges de création de valeurs que les hommes pratiquent tous les jours. Pour le moment tout doit être ramené à une quantité, un prix et éventuellement une durée. Avec l’élévation de la création de richesses immatérielle, la notion de qualité et d’utilité pour la communauté va prendre de l’ampleur, nous allons avoir besoin de nouvelles formes de monnaies, complémentaires de celles que nous connaissons aujourd’hui.

Nous nous penchons sur l’histoire des monnaies et nous prenons conscience que la monnaie actuelle, qui de toute façon devient numérique, va évoluer dans sa manière d’être manipulée, crée et gérée : les monnaies dettes actuelles ne vont pas pouvoir perdurer sans subir des évolutions profondes… Bien que passionnants, ces sujets sont remisés dans le placard.

Vers un nouveau tissu entrepreneurial

Le minitel devient un succès, même si une certaine presse internationale le trouve franchouillard. Jusqu’à présent, nous avons travaillé avec les structures en place (administration, grandes entreprises… etc.), mais hélas, elles ne sont pas outillées pour aborder l’innovation « de rupture ». Pour aller vite, nous avons besoin de créer de nouvelles entreprises directement pensées avec cette forme de modernité.

Nous recherchons activement des jeunes ingénieurs ou commerciaux enthousiasmés par ce terrain d’innovations. Nous leur proposons de créer des entreprises qui seront dotées par nous de brevets et de quelques contrats. Les candidats sont rares et la plupart calent dans la côte : le système social français n’est pas adapté et ne veut pas s’adapter. Comment créer, en même temps, une famille et une hypothétique entreprise ? Les créateurs potentiels d’entreprise doivent sortir du système social, dont la Sécurité sociale, le chômage, la retraite et l’accès aux prêts bancaires. Nous n’avons rien d’autre à leur proposer.

Sans ces créateurs d’entreprise, nos projets piétinent, plombés par des décideurs qui n’ont pas la bonne vision ni la bonne temporalité. Ceci est normal, ils doivent faire fonctionner des entreprises qui ont un marché, des fournisseurs et des banquiers ancrés dans une économie pilotée par les partenaires sociaux et le monde de la finance qui devient de plus en plus transnationale.

Notre choix, en matière de développement du tissu entrepreneurial semble hasardeux pour aborder la modernité qui vient à nous : nous avons quelques grandes entreprises qui se comportent en chef de meute vis-à-vis de leur branche. Elles sont conçues pour aller à la conquête du monde. Elles ne sont pas conçues pour aborder des espaces entièrement nouveaux, nécessitant une vision nouvelle du monde basée sur de nouveaux paradigmes. Ces grandes entreprises vont sans doute disparaître avec leur époque, progressivement absorbées par plus gros qu’elles et finalement délitées par leur difficultés à s’adapter aux attentes du public…

Quoiqu’il en soit, il faut que la France apprenne à développer un tissu entrepreneurial d’un genre nouveau composé de structures jeunes et réactives qui se lient entre elles à l’aide de contrats de coopération et soutenues par des investisseurs avertis et protégés en tant qu’industrie stratégique. C’est ce que commencent à faire les américains en se basant sur l’expérience acquise à Hollywood, fer de lance du soft power de l’après-guerre. L’industrie du cinéma finance le lancement de quelques artistes. Sur 100, 30 seulement vont exister, 10 vont créer de l’argent et 3 vont exploser les compteurs, ce qui permettra de lancer la fournée suivant de vedettes potentielles.

Dans la Silicon Valley, outre l’efficacité en matière de prise de risque financier, les liens entre les startups se jouent sur les facilités à rendre leurs systèmes interopérables, ce qui donne une offre globale « sans couture », donc confortable pour leurs clients et de la robustesse à l’ensemble.

La France ne comprend pas que l’échec est une source de savoir parmi d’autres. Elle est encore calée sur la grandeur de Louis XIV qui a inventé l’industrie du luxe. Aujourd’hui, la création de valeur d’exception n’est plus simplement le fait d’un artiste exceptionnel, mais d’une agrégation de savoirs et de talents issue d’essais / erreurs en continu. Protégés par leurs diplômes et leurs statuts, nos hauts fonctionnaires et nos dirigeants d’entreprise ne perçoivent pas le message et voient encore moins le danger qui vient sur nous.

Nous coinçons sur le plan des ressources humaines, mais aussi des flux financiers. Nous ne savons pas financer cette forme d’innovation : les entrepreneurs malheureux sont laminés dans les tribunaux de commerce et leurs acquis dispersés aux quatre vents. Ceux qui réussissent ne savent pas rendre à la communauté l’accumulation de richesse dont ils ont bénéficié et qui a été obtenue à travers les échecs antérieurs.

Mais ce n’est pas tout : lorsque nous parvenons à faire émerger une jeune entreprise innovante, nous ne savons pas favoriser l’accès au marché. Les grandes entreprises ne les reçoivent pas ou leur imposent des contraintes insupportables. Pire encore : nos meilleures entreprises innovantes sont rachetées au moment précis où elles vont commencer à devenir rentable !

Si nous ne renouvelons pas notre vivier d’entreprises, notre économie va s’éteindre étouffée par les autres zones économiques qui vont émerger en s’appropriant de nouveaux modèles de société.

Moteur et coup de patin…

Peu à peu, avec le nombre croissant de services en ligne, les utilisateurs se perdent et renoncent. Nous leur créons le premier moteur de recherche qui n’ait jamais existé. L’effet est immédiat sur le trafic ! Nous inventons les mots-clefs et nous développons ce qui équivaudra au 3.0 (le « sémantique »), c’est-à-dire que nous nous intéressons à ce que cherche le minitéliste pour essayer de lui proposer des services en ligne qui pourraient correspondre à sa demande. Nous apprenons à distinguer les « armoires qui ont une glace », « les armoires remplies de glace » et les « armoires à glace » bien baraquées..!

 

Nous voulons aller encore plus loin en faisant évoluer le minitel qui a vraiment l’air de sortir de son laboratoire en termes d’esthétique et de maniabilité. Nous faisons évoluer les technologies en nous appuyant sur d’autres technologies bien avancées en France, à savoir les univers 3D et les bases de données.

C’est en forgeant que l’on devient forgeron… Mais les Américains vont une fois de plus entraver notre élan. Ils imposent de privatiser France Télécoms. L’internet qui va nous envahir va avoir besoin de « bande passante » autrement plus élevée que ce que nécessitent le minitel et les versions en préparation. Pour ne pas dépendre de la souveraineté française, ils obtiennent la privatisation de manière à pouvoir aiguiller les capitaux privés vers ces investissements, présentés comme plein d’avenir.

Une communication adroite fait effectivement affluer les capitaux, mais selon une triste pyramide de Ponzi[3] qui va donner la bulle Internet du début des années 2000. Nous protestons car nous commençons à voir ce que manigancent nos amis d’outre-Atlantique : les services avec lesquels ils vont nous envahir ne seront pas du tout économes en bande passante, mais ce ne sont pas leurs éditeurs de service qui vont financer le développement et la maintenance de ces réseaux puissants, cela va être laissé à la charge des investisseurs privés et des citoyens à travers les abonnements à la connexion du réseau qui va s’appeler Internet.

Ce réseau commence à devenir un problème : les Américains annoncent qu’ils vont le déployer en 5 ans à travers le monde. Le délai de 5 ans renvoie à une conférence qui s’était tenue en Suisse quelques années au paravent. Un journaliste avait fait un bel exposé dans lequel il disait que le prochain média mettrait 5 ans à se diffuser puisque le minitel en avait mis 10, la télévision 20, la radio 40 et la presse écrite 80. Je commence à comprendre pourquoi un nombre croissant de nos innovations restent coincées au niveau de la preuve du concept. Cela met à mal nos créateurs rares d’entreprises innovantes. Notre système de renouveau industriel naissant connaît déjà des signes de vieillesse… !

 

Entre-temps, mon poste a été supprimé, j’ai monté ma propre agence de management de l’innovation dédiée au numérique… Et je regarde, impuissante, débouler la déferlante Internet sur laquelle se jettent nos concitoyens sans précaution ni mise en garde.

Le numérique que nous avons voulu était destiné à rendre les relations entre les hommes et avec leurs organisations plus efficaces, dans un modèle économique basé sur l’idée que chacun paie un peu d’infrastructures à travers ses impôts et le reste au prorata de ce qu’il consomme.

La logique des Américains est basée sur la connaissance des individus pour mieux les influencer dans un monde qui se veut néolibéral. Pour eux, la souveraineté des nations n’est pas une priorité, ni le partage équitable des revenus et des charges. La priorité consiste à créer une arme massive d’influence pour standardiser les individus pour leur servir des biens et des services uniformisés.

Or, la vie, c’est la diversité. Cette approche ne sera donc pas durable.

 

Les Américains vont respecter l’accord selon lequel ils retardent le déploiement de l’Internet en France pour laisser les acteurs du minitel finir d’amortir les coûts de cette aventure. Officiellement, Internet arrive en France 3 ans après le reste de l’Europe. Le réseau télétel sera fermé en avril 2013. Les grincheux vont glousser sur la France franchouillarde, ce qui est désagréable à entendre. Mais que penser, par exemple, de la manière dont quelques fonctionnaires, élus et autres membres du syndicat hôtelier ont verrouillé les locations chez l’habitat avec des normes et des inspections tatillonnes ? Ces Français-là n’ont fait que préparer l’arrivée d’AirBnB. La modernité n’est pas que technologique. Elle est aussi dans les business models.

Rebondir

Nous devons tirer toutes les leçons de cette expérience qui, hélas, s’inscrit dans la continuité de celle de l’industrie du cinéma. Elle aussi née en France, mais s’est développée aux USA. La France la considère comme un art, les Américains comme une arme de soft power.

Le cinéma est une arme d’influence. L’Internet dépasse toutes les armes déjà connues dans cette catégorie. La réflexion qui est à mener porte sur ces armes en attaque et en défense, mais aussi sur notre manière d’aborder les innovations. Nous sommes un pays d’ingénieurs et l’innovation qui émeut nos dirigeants est celle dite « de rupture », c’est-à-dire celle qui est supposée changer le monde. Le train, l’électricité ou les vaccins ont contribué effectivement à changer le monde. Mais toutes ces innovations résultent d’un assemblage d’innovations « ordinaires ». Elles ne se sont imposées qu’à travers des volontés politiques.

L’innovation ordinaire est de plus en plus une enfant de la sérendipité, c’est-à-dire qu’elle résulte de découvertes que nous ne cherchions pas vraiment. C’est pourquoi, si par le passé nous pouvions nous contenter de confier l’innovation exclusivement à nos ingénieurs, à présent nous avons intérêt à conjuguer toutes les sources d’intelligences et de savoirs. C’est la raison pour laquelle les nations qui sont résolues à aller de l’avant encouragent le développement de start-up et recyclent les retours d’expériences lorsque la start-up n’est pas parvenue à produire une réalisation qui va s’agréger à une offre plus générale d’une entreprise leader. C’est ainsi que se sont formés les géants du numérique… Qui eux-mêmes à leur tour deviennent des pachydermes et qui vont devoir être remplacés par de nouveaux leaders.

Ainsi va la vie d’un tissu industriel. Plus il se renouvelle vite, plus il est à jour en matière d’état de l’art. Cette réalité n’est pas une théorie, elle résulte de la mise en application de la manière dont l’homme est capable de libérer sa créativité et sa combativité. L’Homme nomade a évolué en petites tribus d’une douzaine de têtes. L’Homme égaré dans une structure de 350 000 personnes se sent anonyme.

Avec le numérique, il est possible de réagir vite sur le court terme. Le tissu entrepreneurial doit être désormais agile pour demeurer compétitif. Par ailleurs, les guerres ne sont plus vraiment physiques, mais économiques. Un réseau maillé d’entreprises est difficile à détraquer, alors que scalper une grande entreprise mondialisée n’est pas très compliqué. Voilà pourquoi nous devons restructurer notre tissu entrepreneurial en favorisant la modularité. L’élan donné par l’économie circulaire va nous permettre de le faire.

 

À présent, les changements que nous avons à opérer portent sur notre vision du monde. Nous n’avons plus à innover pour épater nos voisins, mais pour aller vers un monde plus humain, plus respectueux de nos relations et de notre environnement. La priorité, pour une zone géopolitique donnée devient l’attractivité pour attirer et faire prospérer des talents et des savoirs.

Ceci constitue une bascule culturelle importante dans nos modes de gouvernances qui vont être de moins en moins hiérarchiques et de plus en plus coopératifs. Le numérique va y jouer un rôle central. C’est la raison pour laquelle il est essentiel de construire sa souveraineté numérique (machine, réseaux, logiciels, données).

Les innovations dont nous avons besoin ne viennent pas nécessairement de nos institutions qui sont conçues pour préserver le modèle actuel de société. Elles proviennent aussi des initiatives des citoyens. Elles se développent dans un assemblage d’essais-erreurs. La gouvernance économique doit s’adapter à ce nouveau rôle subtil. C’est la raison pour laquelle l’État doit s’affranchir des tâches administratives fastidieuses et mal vécues. Ceci est tout particulièrement vrai pour ce qui concerne le mécanisme dual que représentent la fiscalité et la redistribution des richesses. Des pans entiers de simplifications sont désormais à portée de main en se penchant sur les monnaies intelligentes.

Pour mémoire : les périodes les plus prospères ont été celles où la monnaie était fondante[4] et où les jubilés régulaient les dettes aux issues malsaines.

Cette mutation requiert de l’imagination et de l’audace qui sied aux Français et aux Européens qui sont les porteurs historiques de la démocratie, des droits de l’Homme et du pacte social. Sur le plan technologique, l’Europe est le berceau de l’Open Source et du Per to per, autrement dit de l’informatique ouverte et modulaire. L’E-état estonien dont la technologie a été réactualisée par l’association française French Road est appelé à devenir le modèle de références.

Ainsi sur le plan technologique, nous avons les cartes en main. Reste à rassembler les cartes sur le plan idéologique.

L’Europe est le berceau du libéralisme et des économies planifiées, mais n’a jamais véritablement opté ouvertement pour l’un ou l’autre de ces deux modèles. Force est de constater, à présent, que les économies libérales se bâfrent de données précisément pour se planifier et que les économies planifiées gratifient l’entrepreneuriat pour précisément ne pas s’ankyloser à travers des statistiques qui ne parlent que du passé.

L’Europe connaît les effets déplorables de ces extrêmes et cherche une nouvelle voix basée sur les organisations organiques[5]. Elle le fait parce qu’elle y est contrainte et qu’elle en a l’opportunité, grâce au fait qu’elle n’est plus la puissance avérée du monde.

Elle est d’ailleurs attendue pour sa capacité d’innovation en la matière. Encore faut-il qu’elle se mette au travail sérieusement.

Préparer le monde qui vient

Les bonnes initiatives se nourrissent de l’idée que nous nous faisons des opportunités du monde qui vient. L’idéal est qu’il offre à chacun la possibilité de faire de sa vie une œuvre ! Les machines nous libèrent potentiellement des tâches dangereuses, fastidieuses, hypercomplexes ou dégradantes. Elles suppriment les emplois de la classe moyenne et développent des emplois de mauvaise qualité (microjob) ou des emplois créatifs et décisionnaires qu’il n’est pas possible d’occuper durablement. Pour la première fois depuis la sédentarisation, la classe moyenne, qui a été le socle des civilisations, s’effondre.

Il nous reste donc à inventer la manière dont nous allons réorienter cette disponibilité pour œuvrer au bien commun et non plus seulement à la satisfaction des besoins primaires, au-delà du nécessaire, de la plupart d’entre nous. Ainsi, les aspirations des générations montantes en matière de qualité de vie de famille, de démocratie, de partage du savoir, d’innovation ou encore de spiritualité rencontrent le besoin de reconstruire de nouvelles formes d’économies et de compétitivité.

Nos institutions conçues, durant les siècles précédents avec des priorités aujourd’hui satisfaites ou devenues sans objet voire même contre-productives, vont devoir évoluer en profondeur, à moins qu’il soit préférable d’en créer de nouvelles. Le minitel et ses compagnons ont été le tout petit marchepied de cette réflexion.

En cette période où nous passons de la « loi du plus fort » à la « loi du plus adaptable », cette appétence pour la modularité[6] maîtrisée tombe à point nommé. L’Europe se trouve en situation de force à présent. En effet, nous arrivons au premier quart du 21e siècle. L’architecture des systèmes de domination numérique américaine et sa réplique chinoise commencent à se calcifier. Elles deviennent des dangers environnementaux et sociaux. L’Europe, a poursuivi son idée basée sur la notion de modularité et d’efficacité environnementale. Une nouvelle page s’ouvre pour elle, si elle le veut.

Tout ceci ne peut se jouer désormais qu’au niveau de l’Europe et sans doute sur son axe Nord – Sud (Afrique). En effet, l’Afrique aborde également une nouvelle époque sociale avec une numérisation encore faible. Elle monte des deals avec l’Europe avec qui elle partage la nécessité d’apprendre les gouvernances organiques.

 

La Chine donne des angoisses aux USA parce qu’elle va vite et qu’elle dispose d’un vivier humain colossal. Le pillage des savoirs a toujours existé. L’Europe l’a fait sur le Moyen Orient, l’Amérique sur l’Europe, la Chine sur l’Amérique… Mais, ces guerres de savoir et de talents ne sont pas l’Alpha et l’Oméga de la domination durable. Elle permet tout au plus de se croire le maître du monde durant quelques siècles et de se comporter comme tel. À noter que si l’Europe a mis plus de dix siècles à convertir le savoir arabe en source de prospérité, puis en profiter grâce au charbon et à la sidérurgie, l’Amérique n’aura mis que tout juste deux siècles et la Chine sans doute un seul.

Tous ces passages de main, en matière de savoirs, ont permis à des zones géopolitiques de sortir leurs ressortissants de l’extrême pauvreté. Ceci s’est fait avec des guerres militaires terribles. Cela se fait avec des guerres économiques moins visibles mais autrement dévastatrices, pour l’environnement écologique et social.

Miser sur la confiance et la réciprocité pour créer de nouveaux outils de gouvernance

Alors, l’Europe en se dotant d’une approche rafraîchissante du numérique peut se lancer dans un projet alternatif pour sortir d’un modèle basé sur l’attaque et la prédation au profit d’un modèle basé sur la confiance et la réciprocité.

L’Europe a financé le système X-Road qui fait de l’Estonie l’état le plus numérisé au monde et le plus efficace pour ses citoyens et ses agents économiques. L’association French Road a réactualisé cette architecture-système pour la rendre plus modulaire et plus respectueuse de l’environnement et des personnes. Ce système, en Open Source et décentralisé, repose sur la confiance, contrôlée a posteriori.

Le numérique nous a ouvert la porte des monnaies intelligentes. Avec ses monnaies, nous pouvons favoriser toutes sortes d’échanges de nature et de temporalité différentes. C’est ce que l’on appelle la biodiversité monétaire qui permet aux zones géopolitiques de favoriser les activités liées au bien commun (partage des savoirs, innovation, démocratie, spiritualité) de manière à proposer aux talents de venir y faire un parcours de vie de qualité. La compétitivité se joue sur la taille du vivier de talents. Cela s’obtient soit en décuplant sa population, soit en attirant et en cultivant les talents. Cela s’obtient en allant le plus vite possible vers les nouvelles formes d’économies (circulaire, de la fonctionnalité et servicielle) qui se veulent aussi économes que possibles en ressources extractives, énergétiques et humaines. Ces formes d’économies sont indissociables des technologies du traitement de l’information.

L’économie en ressources humaines implique de repenser la manière d’inciter les citoyens à réorienter leurs capacités d’initiatives vers de nouvelles formes d’économie (empathiques et contributives), ce qui nous amène à repenser le pacte social et donc de proposer un autre modèle de société : un peu libéral, un peu planifié, mais résolument organique (pouvoir cellulaire agrégé de proche en proche) et fractal (du plus près de la matière au plus spirituel).

Ces formes de gouvernances émergentes sont indissociables du numérique. Faire revivre l’industrie du numérique en Europe est donc une priorité : pas seulement l’intelligence artificielle, mais toute la chaîne : machine, réseaux, serveurs, logiciels et données. Cela passe par une volonté d’autonomie face à des géants qui ont des problèmes de géants. Le gigantisme, dans la nature comme chez les êtres vivants, correspond à une phase de suradapatation à un milieu. Lorsque celui-ci change, les géants sont trop spécialisés pour s’adapter.

Voilà l’opportunité Européenne, berceau de la télématique et des crypto monnaies : recréer un numérique modulaire et donc évolutif, respectueux et au service des Hommes et de leur environnement.

 

[2] Terme qui désigne la description et le suivi des dépenses que vont faire les startups qui ont reçu des fonds d’investissement.

[3] La Pyramide de Ponzi, est la première arnaque célèbre utilisant le système de la pyramide pour flouer les investisseurs. Elle a été mise en place par Charles Ponzi à Boston en 1920. Le système est simple, Ponzi proposait à ses investisseurs des rendements mirobolants de 50% en 45 jours. Comme il est impossible de réellement produire ces rendements, Ponzi utilisait les fonds des nouveaux investisseurs pour servir le taux d'intérêts promis aux anciens investisseurs.

 

[4] Qui perdent de la valeur au fil du temps. Cette stratégie permet de faire tourner l’économie plus vite. Elle incite les citoyens à être plus dynamiques mais aussi plus empathiques (pour ne pas gâcher la monnaie qui se perdrait en restant coincée dans des « bas de laine »).

[5] Basée sur la notion de cooptation de proche en proche.

[6] Organisationnelle et technologique.