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Le désir de déjudiciarisation de nos vies

Sauf les Hommes, les espèces vivantes sur cette terre n’ont pas de tribunaux. Pour cela, elles établissent de bons arrangements avec leur environnement. Elles utilisent la médiation et la violence en dernier recours. Les affaires se règlent entre individus.

L’Homme, le moins autonome des mammifères, pratique une forme de vivre ensemble qui le contraint à coopérer et à partager avec des communautés de plus en plus nombreuses et variées, ce qui tôt ou tard crée des différends. Comme les autres espèces, il peut recourir à la médiation, et à la violence, mais il a inventé la justice et les tribunaux pour éviter les règlements de compte violents entre voisins et entre partenaires. L’état est le garant de la justice. Lui seul peut procéder à des actions violentes envers des citoyens dont le comportement pose des problèmes aux autres citoyens.

La justice est donc une affaire de gouvernant, mais les gouvernants, fussent-ils de droit divin, sont entourés d’agents sociaux-économique motivés pour défendre leurs intérêts, ce qui ne cesse de poser des problèmes. Toutes les époques que nous connaissons ont connu des épisodes plus ou moins dramatiques aboutissant à une justice mal rendue qui nourrit la violence et qui fini par conduire à la remise en cause de l’Autorité en place (le roi, la république… etc).

C’est ce que nous voyons apparaître actuellement avec le dénigrement des élus et les doutes vis-à-vis de la justice qui sont perçus comme des êtres dotés d’un pouvoir sur des hommes et des femmes dont ils ne comprennent pas le quotidien de plus en plus complexe et contraignant.

Notre challenge consiste à imaginer comment répondre à cette situation en s’intéressant particulièrement à ce qu’il y a de spécifique à notre époque dans les demandes qui sont formulées par les parties prenantes.

 

La justice repose sur une idée simple : il existe des règles, supposées connues de tous, et des fonctionnaires censés les faire respecter. Si ces règles ne sont pas respectées et que cela porte préjudice à la communauté ou à une personne en particulier, la justice est sollicitée.

Mais, au fil du temps, les règles sont devenues de plus en plus compliquées. Dans le même temps, nous avons peu à peu dépersonnalisé nos relations. L’écart croissant entre les intérêts des plus forts et des plus faibles rend les relations entre les hommes de plus en plus « juridiciables » : on ne se parle plus en mode face à face, on s’envoie des courriers recommandés puis on entre en procédure contentieuse.

La dématérialisation croissante des relations et l’intensification de la mondialisation des relations économiques ne favorisent pas l’évitement de cette tendance. Mais les générations montantes aspirent à un autre modèle de société. Parmi les progrès espérés, il y a une reconstruction des modes de relations car le renouveau social est caractérisé par le désir de coopération.

 

 

Le mécanisme de la disruption

Il y a disruption d’une institution lorsque les attentes évoluent et que des savoir-faire nouveaux permettent de les satisfaire autrement et plus efficacement.

Uber et ses acolytes ont émergé parce qu’avec les GPS, il n’est pas nécessaire d’être un expert pour conduire une voiture d’un point à un autre. Dans le même temps, la géolocalisation permet d’appairer efficacement une demande de voiture et un chauffeur disponible. Enfin, la tenue d’une flotte de véhicules devient un marché occupé par quelques des acteurs hautement spécialisés qui sont intéressés par cette nouvelle cible de chauffeurs.

Dès lors, l’offre distinctive des compagnies de taxi disparaît. Elles peinent à se recréer un nouvel avantage. Bien au contraire, plombés par des règles qui n’ont plus lieu d’être, elles ne peuvent lutter contre ces barbares qui revisitent entièrement leur propre marché.

Quelle que soit la profession visée, le scénario de la disruption est désormais connu : des acteurs apparaissent, revisitant le service rendu grâce à une combinaison d’innovations. Les acteurs en place tentent de leur barrer la route en se « barricadant » à grands coups de réglementation et de jargonnage. Ce faisant, ils ouvrent le débat auprès de leurs propres « clients » qui finalement, tels des infidèles, choisissent les barbares qui leur proposent mieux, plus simple, plus efficace, plus élégant et généralement plus économique.

 

Les causes de disruption de la justice

La justice, en dépit de sa position régalienne, n’échappe pas au risque de disruption. Perçue comme compliquée, lente, coûteuse, opaque et incertaine, elle est en bute à des problèmes de confiance. Ceci incite les justiciables à s’intéresser aux solutions alternatives qui leur sont proposées.

La justice actuelle se montre peu concernée par l’idée de progrès, en particulier vis-à-vis des justiciables et plus globalement de la communauté. La notion de prévention n’est pas un sujet pour elle. Son efficacité répressive porte peu à discussion. Ceci peut paraître normal puisque sa vocation consiste à « rendre la justice », pas « rendre le monde meilleur ». Cependant, toute offre de service promettant des progrès au profit des justiciables va recevoir un accueil favorable.

Pour le moment, en France, la justice prédictive est présentée comme un progrès au service des juges et des avocats. Mais du point de vue du justiciable, elle apparaît comme une facilité qui va profiter à ces professions, mais pas aux justiciables. Pire, elle peut dériver vers une justice qui s’appauvrit, à l’instar des réseaux sociaux tendent à appauvrir la diversité potentielle de nos relations et de nos centres d’intérêts. En effet, ces deux systèmes sont adossés à de l’intelligence artificielle qui ont pour objet de rapprocher des profils qui se ressemblent. Des profils d’affaire et donc de jugement d’une part et des profils d’internautes et donc des centres d’intérêt d’autre part.

Or, chaque affaire est unique, même si elle ressemble à d’autres déjà jugées. Amalgamer les paramètres pour les rendre plus semblables va être une tentation forte puisqu’à la clef il y a une machine qui dit « sa vérité » à moindre coût intellectuel. Ce n’est pas ce genre de progrès qui est attendu par les justiciables.

 

L’évolution des usages

    Les changements de mentalité appellent une autre justice

Il est tentant de dire qu’une justice accueillante et efficace inciterait les citoyens à y avoir recours à tout propos. Ceci est une idée fausse et va l’être de plus en plus.

Nous passons de « la loi du plus fort » à « la loi du plus adaptable », ce qui change l’appréciation que nous allons avoir des relations entre individus.

Les modes de gouvernances qui s’imposent ont pour objectif de libérer les initiatives en créant un cadre favorable aux processus d’essai-erreur et la collaboration. Celui qui veut être admis dans les cercles sociaux d’action doit démontrer sa capacité à interagir avec les autres, à admettre les différences des points de vue et d’intérêt et à trouver les compromis efficaces. Ce savoir-faire était jusqu’à présent un élément distinctif d’une certaine élite. À présent, tous les citoyens sont invités à en faire l’apprentissage et à le pratiquer. En effet, la compétitivité se joue désormais sur la capacité à innover en croisant des savoirs et des talents différents. Les nouveaux modes de pensée qui en découlent marquent une nouvelle vision du vivre ensemble.

Ainsi, l’erreur est désormais admise par la collectivité, mais pas l’intention malveillante. Actuellement, un personnage malveillant peut démontrer sa légitimité et échapper à une forme de justice qui serait basée sur le bon sens. Nous avons donc besoin d’une autre justice qui distingue l’erreur de la malveillance et qui se concentre sur ce dernier point.

 

    La réactivité

La justice, une fois allégée des affaires qui ont pu être évitées (prévention et agréments) et qui ont pu être apaisées (conciliation) peut se recentrer sur les affaires restantes, celles qui correspondent à des situations exceptionnelles ou nouvelles.

Pour cela, elle doit s’impliquer davantage dans les innovations juridiques. En effet, dans une époque qui favorise les plus adaptables, la réactivité de la justice devient stratégique.

Par exemple, les Anglo-Saxons, face à des situations nouvelles et probablement durables, ont pour habitude de créer des cadres juridiques provisoires qu’ils affinent au fur et à mesure que la communauté accumule de l’expérience.

 

    La conciliation

La conciliation a pour objectif de rapprocher les points de vue de deux personnes, ou groupes de personnes, de manière à ce qu’elles puissent se reparler après une crise et trouver un arrangement durable sur la question qui les a opposés.

Ceci nécessite l’intervention d’une tierce personne, spécialisée dans la conduite de cette démarche. Les progrès récents en matière, par exemple de neurosciences, donne matière à faire émerger une profession nouvelle, capable de faire prospérer des relations non pas basées sur le droit, mais sur le bon sens et l’éthique.

Dans un monde toujours plus complexe, le droit ne peut plus descendre dans les détails de chaque situation. En revanche, le bon sens et la morale permettent d’inviter chacun à reconquérir sa propre estime et celle de son partenaire. Mais pour cela il est nécessaire de créer un cadre approprié.

A priori, dans une société ou posséder n’est plus une priorité, mais où l’estime des autres devient prioritaire, une part croissante des litiges gagne à trouver une issue en conciliation.

Organiser efficacement cette profession et lui donner ses lettres de noblesse constitue une première étape pour commencer à répondre aux attentes des justiciables.

 

    La prévention

Parmi les progrès qui commencent à voir le jour, il y a le profilage comportemental qui permet d’aider certaines personnes à risque comportemental de se prendre en charge.

De même, certaines situations représentent des risques de conflit. La justice possède la matière pour en suivre les évolutions et donc solliciter des mesures préventives. La France possède le savoir-faire et les ordinateurs qui lui permettent de tirer parti de données qui sont accumulées dans l’appareil judiciaire. Pour le moment, ce sont plutôt les GAFA qui sont potentiellement capables de faire de la prévention. Il serait plus sain que notre justice se place au cœur de cette connaissance et en fasse un outil de gouvernance visant à abaisser sans cesse le nombre de conflits sur notre territoire.

Pour le moment, ceci n’entre pas directement dans son périmètre d’action alors qu’elle est en mesure de jouer un rôle clef.

 

    L’arbitrage

L’arbitrage est une activité privée dont l’efficacité tend à vider les tribunaux, ce qui peut réjouir le contribuable et les élus. Mais une justice entièrement privatisée peut sembler inquiétante puisqu’elle devient une affaire d’argent et que les données accumulées à travers les affaires traitées échappent à la force publique.

Un compromis est donc à inventer entre la justice arbitrale privée, appréciée pour son efficacité et la justice publique, garante de la démocratie.

Pour le moment, cette justice privée est pour une part capitalisée par des acteurs internationaux. Barrer son évolution ne protège pas notre justice de la disruption. En revanche, favoriser des acteurs nationaux permet de s’approprier les savoir-faire et les personnaliser à nos spécificités.

 

 

La technologie au service du justiciable

    Big data et intelligence artificielle

L’intelligence artificielle fait rêver dans cet univers de textes toujours plus nombreux. La priorité n’est pas de laisser prospérer cette complexité, mais au contraire de travailler à aller vers plus de simplicité.

Les lignes de code d’un programme informatique sont compliquées à comprendre. Les utilisateurs ne jugent pas cette complexité, mais simplement l’ergonomie du système qu’ils manipulent.

Par analogie, les textes peuvent être complexes, mais ils peuvent être présentés aux justiciables de manière ergonomique, par exemple à travers des formulaires qui permettent de décrire une situation et qui restituent les incompatibilités légales.

Dans la foulée, la technologie peut être mise à profit pour identifier les textes qui se recoupent ou au contraire se contredisent, voire qui créent des vides juridiques.

Le but suprême consiste à rendre le justiciable autonome de manière à ce qu’il fasse lui-même sa propre prévention, comme cela commence à se faire dans la santé.

Ceci concerne tous les acteurs sociaux et économiques ainsi que les administrations qui peuvent favoriser l’accès à la connaissance juridique concernant spécifiquement leur domaine. Déjà, des contrats type sont disponibles sur Internet, facilitant la constitution d’une société ou l’établissement d’un contrat de travail ou de location. Il s’agit d’aller plus loin en permettant aux citoyens d’évaluer les risques qu’il prend à travers ses initiatives.

Par exemple, il est possible de rêver la fin des contrats interminables et illisibles, car ils sont certifiés conforme aux bonnes pratiques et à l’éthique et résumés de manière lisible par tous à tout moment.

La technologie est une pièce maîtresse des disruptions. N’importe quel hackathon peut proposer une idée qui réduise la défiance des citoyens vis-à-vis du monde complexe qui leur est imposé et qui avantage les grands acteurs aux dépens des petits.

Prendre à bras-le-corps ces besoins de simplification ouvre la voie à une déstabilisation de ces grands acteurs. Mais ce n’est pas exclusivement avec ces grands acteurs que demain se construit. L’avenir se construit avec des idées neuves et des solutions innovantes. Cela s’obtient en conjuguant expérience, ingéniosité et audace. Il faut donc favoriser la coopération.

Dans la Rome antique, le métier le plus répandu était « porteur d’eau ». L’inventeur de l’aqueduc s’est fait de nombreux ennemis puisqu’il détruisait de l’emploi (ce qui était un vaste problème à l’époque). Il a été jugé et condamné, mais son idée s’est imposée et un autre tissu économique s’est mis en place.

 

    Code is low

Dans la santé, un nombre croissant d’objets connectés permettent aux individus de mieux gérer leurs ressources. Il en va potentiellement de même dans notre vie sociale et économique.

Ainsi, les objets intelligents vont constituer des interfaces entre les individus et les bonnes pratiques (morale, éthique, loi, autres contraintes techniques…).

La loi entre donc ostensiblement dans les objets qui nous entourent. Ils ont donc besoin d’être validés a priori ou a posteriori, le débat reste ouvert… Mais le citoyen a besoin d’avoir des garanties d’un genre nouveau à ce sujet.

 

 

Le modèle économique

Les progrès qui sont évoqués ici sont voués à l’échec s’il n’y a pas une prise de conscience de la disruption est en cours. Les objets intelligents et les services en ligne se développent, imposant leurs règles. Les acteurs de la legaltech s’installent en Europe et les métiers sous-jacents à la conciliation rencontrent un réel succès. Les mentalités changent et l’idée de se détourner de l’autorité régalienne ne pose plus de problème dès lors qu’un litige peut être traité de manière efficace et consensuelle.

Ces progrès, énoncés ici sont appelés à détruire de l’emploi puisque le but est de faire en sorte qu’il y ait le moins possible d’affaires traitées dans les tribunaux. Cependant, il crée aussi de l’emploi dans les tâches liées à la prévention et l’agrément.

Ces emplois créés sont probablement moins nombreux que ceux détruits, mais ces emplois sont indéniablement perçus comme utiles. Or, les générations montantes ne veulent que des emplois utiles.

Le coût global de la protection des valeurs de la nation va diminuer et libérer de l’énergie humaine. Cette disponibilité financière et humaine va pouvoir être réinvestie dans des actions positives pour la communauté. Mais surtout, la confiance retrouvée libérera l’esprit d’initiative.

 

Le problème de destruction / création d’emploi est systématique dans les activités exposées à la disruption. La priorité consiste à laisser mourir les emplois peu performants pour la collectivité au profit d’emplois perçus comme étant utiles et dotés de moyens les rendant efficaces.

Les investissements nécessaires sont généralement peu finançables au niveau de l’institution concernée, mais le retour sur investissement s’appréhende au niveau supérieur. Le dynamisme économique requiert l’efficacité des institutions et la confiance en elles.

 

 

Conclusion

Ce ne sont pas des actions isolées, telles que le déploiement de la justice prédictive, dont nous avons besoin actuellement, mais d’une réflexion approfondie sur la justice à l’ère du numérique.

Il s’agit d’imaginer :

  • Les nouveaux métiers et leur cadre de développement,
  • La manière d’accueillir les nouveaux acteurs,
  • De gérer les objets qui font la loi de fait…

 

En clair, osons disrupter la justice actuelle avant que d’autres ne le fassent à sa place. Or, le mouvement est en marche à travers les GAFA et les startups de la legaltech.