Ce n’est pas le numérique qui change la vie des hommes, c’est parce qu’ils ressentent le besoin d’évoluer qu’ils développent le numérique.

L’Homme évolue dans son rapport à l’autre, à la nature et à la manière de contribuer au bien commun… Pour cela, il accepte la complexité du monde et s’outille pour y faire face. Sa priorité : s’accomplir. Sa vision du monde et donc ses priorités se modifient en profondeur.

Les institutions en sont fortement bousculées. La pression est accentuée par deux problèmes négligés durant le siècle précédent : le climat et la démographie. Cette concomitance de faits crée des urgences qui sont de nature à précipiter l’ordre actuel dans un chaos particulièrement dangereux puisqu’elle exacerbe les tensions géopolitiques, placées entre les mains de dirigeants tentés par la radicalisation et dotés de moyens militaires ou extra-militaires potentiellement dévastateurs.

 

Ce mouvement est mondial. Cependant, chaque zone géopolitique réagit en poursuivant sa propre évolution climatique, économique, culturelle et sociétale.

L’Europe, est considérée comme le berceau de la démocratie, des droits de l’Homme ou encore de la Sécurité sociale. Elle est aussi, en matière de technologies de l’information, le berceau du 1.0, 2.0 et du 3.0 dont les bases ont été jetées au moment du développement du minitel[1]. C’est également sur ses terres qu’ont été expérimentées les cryptomonnaies avec les premières cartes à puce et les univers 3D. Elle est également la terre de l’Open Source et du per to per.

Durant les siècles précédents, elle a été la première à se jeter à corps perdu dans l’industrialisation et elle a été le théâtre de la dernière guerre mondiale ultraviolente. Ces deux faits ont néanmoins amené l’élévation du niveau d’éducation, dont celui des femmes, et ont permis l’amélioration des conditions de vie. Mais, ensuite, elle a aussi subi les délocalisations induites par une forme de finance non choisie démocratiquement. La violence de ces épisodes a induit auprès de ses sages et de sa population la méfiance vis-à-vis de la technologie, la finance et des institutions.

Tout ceci fait qu’en Europe, le virage sociétal actuel peut ainsi être négocié de manière adulte : « voilà le problème, voilà les pistes, voilà ce que nous allons tenter de faire, voilà comment répartir les efforts ». Mais ce dialogue ne peut être mené par les politiques et les syndicats car ils ont été conçus au lendemain de la dernière guerre mondiale pour faire face à des problèmes qui ont radicalement changé de forme. La notion de droite et de gauche ne fait plus sens. La notion de patron et de travailleur ne le fait plus non plus.

Alors, ce dialogue peut être mené par les institutions elles-mêmes, du moins celles qui intègrent le fait que, comme les industriels, elles doivent désormais se penser non plus en termes de progrès techniques, mais en termes d’usage au service du bien commun.

 

Cependant, en Europe, le numérique semble le nœud géorgien de toutes ces mutations. Voici comment le trancher.

La dernière guerre mondiale a été l’occasion de faire émerger de nouvelles technologies, dont les machines de traitement de l’information. À la fin de la guerre, il a fallu reconstruire l’économie Européenne, tirer les leçons du drame et laisser décanter les multiples traumatismes dans la population.

Sur le plan économique, les USA ont proposé le plan Marshal qui, en réalité, était un emprunt, aux conditions de remboursement peu réalistes. Chaque pays concerné par ce plan a été invité à signer des accords secrets visant à en réduire le remboursement. Pour ce qui concerne la France, cet accord s’appelle Blum-Byrnes.

L’essentiel de cet accord est à présent connu, du moins pour ce qui porte sur l’obligation faite à la France de diffuser les produits culturels américains sur son sol. Ce qui l’est moins, c’est la fin du texte : il limite les velléités de la France en matière de développement des « machines de traitement de l’information »[2]. Monsieur Blum n’a peut-être pas saisi tous les enjeux de cette clause, mais le général de Gaulle l’a tellement compris qu’il a fait ce qu’il a pu pour la contourner. De toute façon, la France n’était pas en état de refuser cet allégement des remboursements.

De ce fait, l’Europe s’est trouvée sous tutelle numérique.

 

Par ailleurs, sur le plan politique, l’Europe s’est vue imposer une structure conçue, non pas pour développer une économie et une culture fédératrice, mais pour éviter que les États membres se fassent la guerre. Ses institutions, compliquées à gérer, sont éloignées de la réalité.

Mais l’Europe a ainsi développé une forme de gouvernance basée sur le consensus et la coopération. Pour la première fois, les Hommes ont tenté de développer une gouvernance de grande ampleur qui ne soit pas de forme pyramidale. Cette gouvernance a même toutes les dispositions pour devenir organique[3].

Or, justement, face aux mutations qui s’imposent, le secteur marchand et le secteur associatifs se tournent vers ce type de gouvernance. En effet, les structures pyramidales présentent deux inconvénients : elles éloignent la décision de l’action, ce qui est mauvais pour la réactivité et elles écrasent les talents, ce qui est mauvais pour la créativité.

Cette évolution de la gouvernance restructure le tissu entrepreneurial et associatif. Chaque entité devient un organe dédié à une fonction précise, si la fonction ne fait plus sens mais que d’autres apparaissent nécessaires, le tissu s’adapte en créant et supprimant certains organes. Ces entités sont liées en elles par des contrats, des accords ou des partenariats. L’ensemble devient, plus sécure et plus évolutif.

Cela nécessite une gouvernance d’un genre nouveau qui reste à inventer, mais qui s’inscrit très naturellement dans l’évolution de la pensée Européenne.

Les instituions vont donc s’inscrire à leur tour dans cette métamorphose. Cela devient possible avec les technologies qui émergent et la maîtrise croissante des mécanismes d’échange de données sécurisés. En effet, les coûts d’acquisition, de mise en œuvre et de maintenance ne cessent de décroître. La bascule n’est donc pas financière, et résulte simplement de la volonté collective.

 

C’est ainsi que l’Europe peut reprendre le cours de son évolution sociétale.

À présent, les traces de la dernière guerre s’effacent. Les générations montantes veulent reprendre leur sort en main. Le plan Marchall est remboursé depuis 2007 – 2008, soit depuis plus de 10 ans. Les générations qui ont accepté en silence le poids de ce plan passent la main aux générations montantes, libérées de toute omerta.

Les progrès technologiques et culturels nous permettent de déléguer aux machines et à la chimie la production des biens et des services qui assurent la satisfaction de nos besoins primaires[4]. Cette délégation va nous permettre de développer des richesses plus immatérielles. Or, ces richesses ont un comportement économique radicalement différent de celui des biens et des services qui sont les seuls à être gérés par notre système économique actuel. Ceci va induire une évolution considérable de nos institutions de manière à encourager les citoyens à produire aussi ces formes de richesses désormais indispensables à notre compétitivité[5]. La modernisation des institutions n’est plus d’actualité. Il s’agit à présent de les transformer avec les logiques du 21ème siècle.

 

L’Europe ne se sent pas bien dans la numérisation imposée par les GAFA (M) et les BATX. Pour des raisons différentes, mais finalement semblables, cette forme de numérisation a été conçue sur une chimère du 19ème siècle et réalisée en 20ème siècle. L’idée est de devenir le maître du monde en ayant le contrôle de l’ensemble des individus qui le peuple. Cette approche centralisatrice est mortifère. D’ailleurs, elle touche ses limites technologiques, fiscales, juridiques et surtout en termes d’acceptabilité auprès de la population, européenne en particulier.

À présent, une autre approche plus organique devient possible. Les institutions ont la possibilité de s’en emparer à travers des projets tels que Fench-Road. Bien entendu, cela pose des questions de la juste granularité des structures fractales à mettre en place.

Mais, saisir cette opportunité, c’est enrayer l’étape chaos qui nous menace et poursuivre en souplesse notre évolution qui appelle à un monde plus mature.

L’Europe qui a généré le « nouveau monde » et ses menaces a été le premier espace géopolitique touché par ses conséquences. À présent, libérée, elle est la mieux armée culturellement pour avancer à nouveau sur le plan sociétal. Elle est même attendue dans les réponses innovantes.

 

[1] Ces fonctionnalités ont été mises entre les mains du public avec beaucoup de précautions, conscient des potentiels dégâts relationnels et en termes d’influence néfaste qu’ils pouvaient engendrer. Ces précautions ont été abandonnées par les acteurs de l’Internet qui ont pris le relais sur ces innovations. Le numérique, pensé initialement comme un espace d’échange est devenu un espace d’influence pour capter le potentiel d’achat mais aussi de maîtrise des foules.

[2] Ceci ne concerne pas que la France. Le virage numérique a été entravé à travers toute l’Europe.

[3] Une structure organique est composée d’éléments spécialisés dans une fonction en interaction constante entre eux pour pouvoir évoluer en permanence. Ces éléments sont synchronisés par les régulateurs.

[4] Notre sécurité physique et physiologique.

[5] La famille, l’enracinement des savoirs, le développement des talents, l’innovation, la démocratie, la spiritualité … auquel il faut ajouter les tâches empathiques dédiées notamment aux résolutions de conflits de toutes natures. Autant de tâches qui sont actuellement essentiellement développées dans le cadre du volontariat et du bénévolat.