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Puissants mais trop précurseurs

Comme bien d’autres anciens de Dauphine, mes professeurs les plus remarquables ont marqué ma carrière. Sans les lister tous, je pense en particulier aux défunts Charles Salzmann, Max Pagès, Jean Soulier, ou encore Maître Boitard…

Au-delà de ma volonté, je n’ai eu de cesse de prolonger leurs travaux (fin des années 70). Or, ces travaux sont à présent au cœur de la mutation sociétale que nous vivons.

 

Notre sujet de recherche était : « les Hommes qui étaient dans les champs ont été mis dans les usines, puis dans les bureaux. Mais l’informatique et bien d’autres progrès vont les en chasser… Alors : désastre social ou opportunité sociétale ? ».

Selon la doxa de l’époque, cette question était sans objet : ces Hommes allaient être envoyés dans les services à la personne et les loisirs. Nous ne l’avons pas cru car les loisirs constituent une activité limitée et le service à la personne compliqué à financer en masse.

À l’époque, le rapport Meadows dérangeait nos dirigeants. Mais la disparition de l’emploi était hors de leur champs de vision. Pourtant le chômage de masse pointait le bout de son nez.

 

L’intelligence collective dans un monde individualiste

Nous avons pris un chemin de travers pour aborder cet immense sujet. Autour d’un jury de thèse commun, nous avons monté une équipe de 4 thésards, issus d’horizons différents : le regretté Jean Eric Forge (HEC) et sa compagne, juriste (Sorbonne), Jean Claude Reboulin (Central Supélec) et moi-même (Dauphine). Une thèse cosignée n’était pas de mise. Alors, nous avons soutenu nos thèses séparément ce qui a permis de calmer nos détracteurs.

Nous étions dans la vie active. Par exemple, Jean Eric montait son centre d’expérimentation de package (CXP) qui évaluait des logiciels pour les entreprises et les administrations.

Pour ma part, j’étais une co-équipière d’Alain Colas et donc plus souvent en haute mer qu’en bibliothèque, mais tout de même le nez dans la technologie car ma présence à bord consistait à piloter l’équipe qui numérisait le « Club Méditerranée » : officiellement un énorme voilier de course (route du Rhum 1976). Il s’agissait en réalité d’un bateau de fret expérimental à équipage réduit et consommation de fioul minimisé.

Nos activités extra-universitaires nourrissaient nos réflexions.

 

Chaque thèse avait son propre intitulé. La mienne : « Incidence de l’introduction de l’informatique dans la vie sociale, juridique et économique en France ».

Ce sujet intéressait Simon Nora qui rédigeait son rapport « Informatique et liberté ». Nos échanges et les rencontres qui en ont découlé ont décuplé les éclairages qu’il était possible de faire à l’époque. J’ai ainsi pu capter les pensées profondes de nos dirigeants qui, aujourd’hui encore, mettent des freins à certains sujets, par exemple à propos des données personnelles.

 

Pour maîtriser la complexité du sujet, Charles Salzmann, mon directeur de thèse, m’a initiée à la futurologie cybernéticienne, la branche mal connue de la futurologie. À l’époque, c’était la branche systémique qui avait le vent en poupe en raison de la popularité du rapport Meadows.

La futurologie systémique utilise des corrélations de données. Elle dépend de leur disponibilité et de leur qualité. Mais en plus, elle ne prend pas en compte les capacités d’adaptation du vivant … qui sont pourtant remarquables !

La futurologie cybernéticienne repose également sur l’idée que les souches de notre futur sont inscrites dans notre passé. Mais elle s’appuie sur l’état des connaissances en sciences de la vie et de la terre afin d’appréhender les mécanismes d’adaptation du vivant.

Une aubaine pour moi, car dans la vie, à part l’orthographe et le calcul, tout me passionne. Or, en futurologie cybernéticienne, il est préférable d’être passionné par un grand nombre de disciplines, par l’actualité des innovateurs et par les artistes.

 

Ma thèse conclue que la donnée va devenir plus importante que la monnaie et que les mécanismes de compétitivité vont se porter sur les capacités intellectuelles des nations (créativité, expertises et management).

Il faut être un pur dauphinois pour l’affirmer. Il restait à le confirmer.

 

20 ans pour relier l’idée à la réalité

L’opportunité m’attendait à la sortie de la fac : je me suis retrouvée dans une sous-filiale confidentielle de France Télécom, dédiée aux « projets spéciaux ». Nous avions en charge de réfléchir et de développer le minitel, la carte à puce ou encore les univers 3D… Jusqu’au jour où les USA ont demandé le démantèlement de cette équipe. La moitié est partie aux USA.

J’ai alors monté une agence de stratégie numérique à destination de nos décideurs et de nos investisseurs. Des pans entiers de la numérisation de notre vie quotidienne sont passés entre les mains de cette agence, à commencer par les banques et les bourses en ligne, les médias, les transports, nos institutions… etc.

J’ai ainsi pu ressentir jour après jour le basculement sociétal que nous étions en train d’opérer et la manière dont les générations montantes en devenaient les acteurs dynamiques.

À Dauphine Alumni, nous avons alors créé Dauphine Business Angels. Un succès fou : près de 1 000 projets nous ont été proposés en 5 ans : un observatoire de premier plan. Mais, nos décideurs ne comprenaient pas les enjeux. Il est vrai qu’ils étaient pris en main par des influenceurs anglo-saxons qui, en définitive, leur expliquaient comment servir l’Amérique ! C’est ce qu’Emmanuel Macron a dit ouvertement : « faire de la France une startup nation », c’est-à-dire une nation qui fait pousser des startups à ses frais et qui vend à vil prix ses pépites arrivées à maturité !!! 

Ainsi, après la guerre des normes, je me heurtais à celle de l’intelligence économique.

 

A la rencontre des porteurs d’idées neuves

Je me suis un temps tournée vers la politique. En vain, car les combats idéologiques ne se mènent plus dans les partis, mais dans les think tanks. Je suis donc allée à leur rencontre. Le premier d’entre eux s’appelait « les nains de jardin », en 2006. J’ai commencé à y parler d’économie contributive.

 

Ce concept est une réponse à la question que se posaient mes maîtres : l’économie se complexifie !

  • L’actuelle, que nous nommons « productive », est dédiée à la satisfaction des besoins primaires des citoyens.
  • Nous devons à présent développer l’économie « contributive », celle qui est dédiée au développement du vivre ensemble et qui permet de disposer des talents, de la créativité et des savoirs dont notre compétitivité à besoin.

Ces deux économies sont opposées et complémentaires. Il faut donc les mettre en synergie. Mais elles requièrent des instruments de gouvernance spécifiques car les créations de valeur qu’elles génèrent ont des comportements économiques opposés.

 

Explorer cette piste permet de comprendre le virage anthropologique que nous vivons. Ce sont les générations montantes qui en font leur affaire : elles rejettent la logique du « toujours plus » et adoptent celle du « faire mieux avec moins ».

Cette idée s’énonce clairement, mais il m’a fallu 20 ans pour l’expliciter. 20 années durant lesquelles j’ai échangé avec de nombreux intellectuels.

Les plus médiatisés se sont montrés plus fort en rhétorique qu’en capacité à raisonner en dehors du bac à sable. Ceci est logique, mais pas très agréable lorsque changer de paradigme devient une nécessité.

L’innovation fait rêver, le changement fait peur. Alors, on préfère écouter ceux qui proposent de « Tout changer pour que rien ne change ».

 

Pendant ce temps-là, nous réindustrialisons notre territoire dans la logique de rationaliser la manière de produire et de consommer. Alors, nous créons infiniment moins d’emplois que nous en avons détruits : beaucoup de « cerveaux-d’œuvre » et infiniment moins de main-d’œuvre. Mais pour procurer à l’économie productive les talents et les savoirs dont elle a besoin, il lui faut que l’économie contributive lui procure un vivre ensemble de haute qualité.

Les Etats doivent désormais protéger la qualité de leur patrimoine humain et non plus seulement leurs terres et leur économie, comme dans les épisodes précédents de leur histoire.

Pour le moment, les Etats font autrement : ils s’endettent pour acheter de la paix sociale afin de ne pas laisser sa classe moyenne s’effondrer. Mais cette solution n’est pas durable.

 

La monnaie au cœur de la mutation en cours

Ainsi, nous changeons de civilisation. Chaque civilisation a sa manière de gouverner sa monnaie et celle-ci reflète les priorités de ses concitoyens.

Opportunément, la monnaie devient numérique et les technologies pour le faire prennent forme. La France y a même son foyer d’excellence. Reste à relier le concept à la technologie. Autrement dit, écrire un nouveau chapitre de cette incroyable aventure humaine qui s’offre à notre époque, en France, en Europe, en Occident et au monde.

Grâce aux éditions ISTE qui diffusent le livre « économie productive – économie contributive » dans la recherche anglophone, ces concepts prennent forme par exemple en Chine et aux USA.

Chers dauphinois, étudiants, enseignants, chercheurs, anciens ou simple sympathisant, ce nouveau chapitre va s’écrire avec notre créativité, notre audace et notre volonté de progrès !