Questionnaire – Audition de Mme Geneviève Bouché, présidente du Forum Atena

29 octobre 2020 – 9h30

 

Le mardi 30 juin dernier, la Conférence des Présidents de l’Assemblée nationale a pris acte de la création, à la demande du groupe MODEM, d’une mission d’information composée de 25 membres intitulée :

 « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne ».

 

Cette mission est présidée par M. Jean-Luc Warsmann, M. Philippe Latombe en est le rapporteur. A titre indicatif, les questions suivantes pourraient être utilement abordées lors de votre audition le 29 octobre 2020.

 

 

 

  1. Pouvez-vous nous préciser les conditions de création du Forum Atena ? Quelle est la nature de votre organisation ?

 

Créé en 2007, Forum Atena est un think tank qui permet aux professionnels du numérique de croiser leurs expertises dans des ateliers de réflexion sur les multiples aspects technologiques et sociétaux de leurs métiers.

Nous rassemblons donc des experts qui ont conscience que le numérique n’est pas seulement une branche de l’économie, mais un vecteur de bascule sociétale et de reconfiguration géopolitique.

 

Notre conviction : en matière de management de l’innovation, lorsque, pour une raison quelconque, une étape technologique a été manquée, il est inutile de courir derrière le leader. Il est préférable de se mettre à l’affût de la vague d’innovations suivantes afin de se mettre en pole position et tirant les enseignements de l’étape précédente.

C’est précisément ce qu’il se passe actuellement :

Le numérique actuel atteint ses propres limites. L’Europe, écartée de la première vague, a développé un numérique alternatif qui est en mesure de contribuer à l’installation d’un modèle de société plus proche des attentes des générations montantes.

 

Pour le faire éclore, il faut croiser des expertises qui sont présentes sur notre territoire. Forum Atena œuvre dans ce sens. D’où notre sous-titre :

« À la convergence du numérique,

des entreprises et de l’enseignement supérieur »

 

 

En parallèle, depuis 2012, l’aspect souveraineté numérique est devenu un axe majeur de nos travaux. Nous l’abordons en mettant à profit la diversité des parcours de nos membres : ingénieurs, financiers, marketeurs, diplomates… etc..

 

 

  1. Comment travaillez-vous avec les autres parties prenantes sur les enjeux du numérique (administrations publiques, sociétés privées, public) ?

 

Lorsqu’une thématique nous interpelle, nous actionnons les réseaux de nos membres[1] pour forger une première interprétation, puis nous nous tournons vers les parties prenantes du numérique avec qui nous organisons des journées exploratoires.

 

Nous organisons des évènements qui permettent de nourrir nos ateliers. Ces évènements sont systématiquement montés avec des partenariats, bien qu’ils dépendent un peu trop du sponsoring.

 

Le sponsoring (financier et matériel) est devenu difficile. Nous réfléchissons à une autre approche, mais sans doute serait-il opportun de penser à impliquer nos institutions dans le soutien des travaux de think tanks tels que les nôtres.

En matière d’innovation, nous constituons un précieux espace de sérendipité (ce ne sont pas les fabricants de chandelles qui ont inventé l’ampoule électrique). Nous sommes complémentaires à d’autres espaces de réflexions plus institutionnels.

Les think tanks deviennent une source précieuse de créativité dans cette période de mutation. En effet, notre vocation est de libérer la parole des experts dans un cadre dénué de lutte d’influence et d’idéologie.

 

 

  1. Comment concevez-vous la notion de souveraineté numérique française et européenne ? Comment analysez-vous la montée en puissance de cette thématique ? Estimez-vous que la France dispose des bons outils pour défendre une telle souveraineté ?

 

Les circonstances ont fait que l’Europe, en particulier la France, a été en pointe dans ce domaine jusqu’en 1981, puis elle a été entravée. Cependant, l’expertise et la réflexion sont toujours présentes.

 

Le numérique actuel, que nous appelons 0.0, nous est imposé, mais il ne correspond pas à nos valeurs européennes et donc à nos législations. Nous étions partis sur une autre approche plus symbiotique[2] et donc plus respectueuse des hommes et de l’environnement. Nous avons tous les éléments pour passer aux smart datas et au numérique modulaire[3]. Nos entrepreneurs ont le désir de le faire.

 

Nous avons déjà les POC (preuves de concepts) qui sont totalement fiabilisés, reste à les propager sur la base de la scalabilité et l’interopérabilité.

Je pense par exemple aux architectures RINA pour les couches réseau et X-Road pour les couches applicatives. Ces architectures étant fondamentalement scalables, modulaires et personnalisables dans le respect des règles de l’interopérabilité. Ils ne réclament pas des milliards d’investissements et peuvent être implémentés de manière graduelle, sans rupture avec le modèle 0.0 actuel.

Etant modulaire, ce numérique-là est infiniment plus léger à mettre en œuvre que les parades au numérique actuel.

 

 

  1. Quels sont aujourd’hui selon vous les enjeux prioritaires pour défendre la souveraineté numérique nationale et européenne ? Quelles sont les principales menaces encourues ?

Nous avons un nouvel espace à protéger. Nous sommes en quelque sorte dans la situation dignitaires du Moyen Âge qui ont dû protéger les terres et leurs ressources contre les barbares, mais aussi contre des citoyens aux comportements indésirables. Comme eux, nous devons agir à 2 niveaux :

 

  • Fixer des règles qui :
    • Responsabilisent les individus[4] et donc renie les avatars.
    • Basent la fiscalité sur là où est utilisée la création de valeur et non là où elle est construite.
  • Commencer à déployer un numérique 1.0 afin de créer un espace fortifié qui permet :
    • De fixer nos propres règles internes et les faire respecter,
    • Fixer des règles dans les échanges extérieurs et les faire respecter.

 

 

  1. L’échelon européen vous paraît-il pertinent pour bâtir les fondements d’une souveraineté numérique partagée ? Que pensez-vous de l’accent mis par la présidente von der Leyen sur la souveraineté numérique européenne comme objectif de la « décennie numérique » qu’elle souhaite initier pour l’Union européenne ?

L’échelon européen est une évidence, non pas seulement pour un aspect financier, mais pour un aspect culturel. Nous sommes des Européens et notre numérique doit être européen comme l’est déjà notre monnaie.

Nos différences ont été et doivent demeurer une source de compétitivité et nous avons besoin d’un numérique modulaire qui permet de respecter cette spécificité.

 

La décennie est un objectif atteignable. Le Chine l’a fait en partant de quasiment zéro. Nous avons un patrimoine qui ne demande qu’à reprendre du service. Il suffit juste de faire partir l’étincelle de notre renaissance. Nous voyons bien à travers nos ateliers la vivacité qui va se mettre en œuvre.

 

 

  1. Au vu des premiers éléments avancés, comment percevez-vous les initiatives législatives européennes à venir en décembre sur la régulation des plateformes et du commerce en ligne (Digital Services Act) ?

Intéressant, mais il s’agit de mesures plus défensives qu’offensives. Il faut poursuivre cet effort, mais construire en parallèle nos espaces fortifiés.

 

 

  1. Quels sont les domaines industriels du numérique dans lesquels la France et l’Union européenne auraient intérêt selon vous à poursuivre une stratégie plus poussée ?

La mondialisation a concentré l’industrie. Mais, Yvan Illich a popularisé l’expression « small is beuatiful ». L’économie ciruclaire nous y ramène. Pour une réelle souveraineté, nous devons tendre vers une industrie stratégique sans couture[5] en matière de numérique qui respecte les individus et les spécificités locales grâce à une architecture qui est basée sur la modularité, l’interopérabilité et la scalabilité.

Le numérique du 21ème siècle est aux smart datas et à l’intelligence distribuée.

À l’échelle européenne, nous sommes présents[6] dans de nombreux maillons de la chaîne : dans les télécoms, du 0G au 5G, mais aussi dans l’électronique, dans les systèmes d’exploitation, dans les bases de données, dans les moteurs de recherche, dans les applications du quotidien, dans l’IA, dans le quantique… Pour ne citer que ces exemples.

Nous avons la légèreté de pouvoir les actualiser ces technologies en tenant compte des retours d’expérience que nous fournissent les GAFAM et les BATX.

 

Nous ne devons pas construire des géants, mais au contraire un tissu entrepreneurial maillé et adossé à un vivier de startups qui garantissent, un renouvellement constant de ce tissu par de la créativité et de la réactivité. Le numérique se prête à cette stratégie industrielle.

 

 

  1. Que pensez-vous de la politique de concurrence européenne face aux grandes entreprises du numérique étrangères ? L’Europe est-elle selon vous suffisamment armée ou condamnée à demeurer une « colonie numérique » ?

Nous sommes effectivement une colonie numérique. Mais ce numérique n’est pas éternel. D’ailleurs, il montre ses limites : il se calcifie. Il étouffe l’innovation et but sur ses limites en matière de confiance : non-respect du libre arbitre des personnes, insouciance environnementale, menace pour les démocraties et entrave à l’innovation.

Nous devons passer à la génération suivante sans attendre que l’actuel s’écroule.

Soyons prudents : les USA ont construit leur numérique en 20 ans, les Chinois en 10 ans. En matière de management de l’innovation, nous savons que plus une ascension est rapide, plus la chute peut être brutale, par exemple après un retournement technologique. Même 20 ans pour une technologie aussi majeure, cela représente une ascension fulgurante !…

Nous proposons une architecture aux antipodes, basée sur la modularité, la scalabilité et l’interopérabilité très présentes dans la culture Open Source.

Cette approche est de nature à créer un « effet renaissance » en Europe. Nous en avons besoin et nous sommes le coin de la planète le plus à même de relever ce défi.

Comme l’a montré l’appel du 9 mars 2020, nos entrepreneurs sont prêts à relever le défi à condition que leur énergie soit canalisée dans une stratégie globale comme l’a été la construction de la Silicon Valley. Pour cela, il nous faut un ministère de l’innovation, comme en Asie.

 

 

  1. Quelle est votre perception des grands enjeux liés à la cybersécurité ?

Le titre du prochain Davos, qui devrait avoir lieu en juin prochain, est « le grand resset ». Ce titre exprime le désarroi des « penseurs du monde immédiat » qui s’écroule notamment en raison des failles du numérique actuel.

N’attendons pas des solutions de la part de ceux qui sont investis à 100 % dans ce modèle. Osons innover et procédons avec une double focale :

  • Gérons les risques liés au numérique actuel,
  • Construisons notre espace à l’image de notre gouvernance européenne : modulaire, scalable et interopérable.

 

 

  1. Alors que des suspicions d’influences étrangères sont à nouveau évoquées pour l’élection présidentielle américaine, comment les États peuvent-ils selon vous agir pour contrer ces tentatives parfois déstabilisatrices ? Et plus largement contre la désinformation ou la haine en ligne ?

Formons et informons. Racontons la véritable histoire du numérique. Mettons en lumière les intentions des acteurs du numérique qui leur est imposé.

La population commence à avoir peur de ces médias. Transformons cette peur en mobilisation constructive. Soutenons toutes les initiatives qui leur donnent accès à des offres alternatives afin de leur donner la possibilité entrer dans le camps des résilents.

Les acteurs nécessaires à cette stratégie existent. Ils sont capables de faire des progrès rapides à partir du moment où leurs offres sont utilisées.

Qwant nous en a fait la démonstration.

Mais Framasoft réduit son offre, faute de soutient.

Les Chinois sont partis de zéro il y a 15 ans. Nous, nous sommes  prêts pour le podium. Rassemblons notre capacité d’enthousiasme et nos richesses pour faire de la conquète de notre souveraineté numérique est facteur de renouveau de votre modèle socio-économique.

 

[1] Je suis, par exemple, la coordinatrice des « think tanks du numérique », un collectif informel qui fait des prises de paroles lorsque l’actualité l’exige. Forum Atena fonctionne en cercles concentriques dont le plus vaste comporte près de 6 000 @, dont des personnalités du numérique.

 

[2] Une logique qui repose sur l’idée que si je vais bien, mon entourage en profite. Alors si je m’arrange pour que mon entourage va bien, je vais aller bien moi-même. Cette posture n’est antinomique avec le mécanisme de « coopération / compétition » qui est source de progrès pour une communauté.

[3] Voir le livre blanc de Forum Atena de mars 2020 sur la notion d’Etat Plateforme, hélas mal comprise en raison de son nom peu explicite.

[4] Ceci suppose le déploiement de l’identifiant unique. Voir notre point de vue dans les observations à l’audition de Cédric O du 22/10/20.

[5] Ce qui suppose une coordination des parties-prenantes dans cette industrie à travers une institution qui reste à inventer.

[6] Ou potentiellement.